Ce que nous appelions la « modernité » a été ébranlé, à partir de 1989, avec la création du Web. Il en résulte un grand désarroi chez beaucoup de nos contemporains.
Dans cette période ébranlée et en quête de nouvelles perspectives, quoi de mieux que d’interroger un philosophe ? Dans un livre publié bien avant la pandémie (1), mais auquel celle-ci donne une résonnance particulière, Alexandre Lacroix, directeur du mensuel « Philosophie Magazine », nous donne quelques repères pour, selon le titre de son ouvrage, ne pas être esclave du système.
Quelques réflexions glanées au fil de la lecture.
En 1989, deux évènements ont introduit une « cassure » dans la modernité telle que nous la connaissions, et engendré une modernité « connective ». La première de ces cassures, c’est la chute du mur de Berlin qui a engendré une accélération de la mondialisation, des flux de marchandises, des personnes, d’informations à travers la planète. La deuxième cassure est l’invention du Web par un informaticien britannique, Tim Berners-Lee, qui inaugure la révolution digitale qui va profondément transformer tous les aspects de notre existence. Ceux qui sont nés avant 1989 ont dû réapprendre à travailler avec les mails, avec les moteurs de recherche, avec les plateformes… Les relations humaines, affectives, familiales, amicales et même sexuelles ont été modifiées.
La première modernité que l’auteur appelle « séparative » est née au 17ème siècle avec le « Discours de la méthode » de Descartes. Le mot d’ordre des modernes de l’époque pourrait être « diviser pour régner » ; dans cette perspective, le monde est régi par des oppositions structurantes entre nature et culture, sphère publique et sphère privée, moi et les autres, temps de travail et temps de loisir et, un peu plus tard, la division des tâches largement inventée et promue à la fin du 18ème siècle par le philosophe et économiste écossais Adam Smith. Cette manière de voir le monde va permettre l’essor des sciences, des techniques, l’asservissement du monde, la colonisation, l’impérialisme, l’enrichissement capitaliste…
Après 1989, chacune de ces oppositions va entrer en crise ; celle entre sphère publique et sphère privée, par exemple, va voler en éclats ; beaucoup n’hésitent pas à utiliser les réseaux sociaux pour montrer des photos de leur vie privée, de leur intimité, de leurs enfants… Il en va de même pour l’organisation du travail ou encore la distinction entre le moi et le tout : le flux constant d’informations noie une pensée que l’on croit être personnelle… L’opposition entre nature et culture ? Le changement climatique est en réalité le résultat des activités humaines.
La fin des anciennes oppositions qui structuraient le réel rend désormais le monde actuel très difficile à comprendre et très illisible pour des personnes nées avant 1989. Le problème central que pose la modernité « connective » est que l’on risque de devenir de simples rouages de la technostructure. A côté du risque de se faire « manger par les écrans », existe l’« effet Google » : à la moindre question, avoir la réponse en une seconde, tout de suite, sans le recul que creuse le désir et le temps capables d’humaniser la vie. Attendre la satisfaction immédiate en un clic, c’est être dans un court-circuit intérieur permanent. L’utilitarisme devient la philosophie politique et morale dominante ; chacun est enjoint de maximiser son utilité, son bien-être ou son profit, chaque individu mais aussi les nations engagées dans une course à la croissance économique.
Le remède proposé par Alexandre Lacroix est le « postutilitarisme ». Pour le philosophe, le système dans lequel nous avons basculé est solide et on ne va pas le renverser. Il ne faut pas se leurrer, on n’est pas au seuil du grand tournant vert et social des économies de tous les pays. Par contre, à l’échelle individuelle, on peut faire quelque chose en se fixant un idéal désintéressé ; cela peut être un idéal de transmission pour un professeur, de beauté pour un artiste, un idéal écologique… Les idéaux peuvent être de nature très diverse mais celui que chacun se donnera devra être pour lui non négociable.
« Le postutilitarisme, tel que je le propose, qui consiste à participer à la société armé d’un idéal, implique d’être responsable d’un petit morceau du monde. Que provoque l’actuelle course à la croissance et au profit ? Elle détruit le monde, pas au sens figuré, au sens concret. Elle détruit les écosystèmes, la biodiversité, la trame du vivant. L’érosion du monde est perceptible. On en voit les effets sous nos yeux. D’ailleurs la pandémie est l’un d’entre eux. En se donnant un idéal, je ne dis pas que l’on va sauver le monde comme les héros des superproductions américaines. Mais on va se porter garant, responsable d’un petit morceau du monde. Un tel va faire en sorte que l’action pour la vérité scientifique ne s’étiole pas, un autre que les relations humaines à l’intérieur de son usine ne se dégradent pas, un troisième que l’éducation des jeunes ne se désagrège pas. Là où la dynamique est au délitement, chacun, à sa modeste échelle, peut faire quelque chose. »
Philippe Moline
(1) Alexandre Lacroix - « Comment ne pas être esclave du système ?» - Allary Editions.
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