2019 a marqué le 75ème anniversaire de la bataille des Ardennes et, dans notre Secteur, celui du tragique Noël 1944 à Sainlez. Nous avons voulu nous associer à la grande foule rassemblée ce 26 décembre dernier à l’église, au monument et à la maison de village pour célébrer cette mémoire blessée.
A Sainlez, disait Philippe Moline dans son homélie, Noël ne se fête pas, il se célèbre.
Une partie de ce N° de l’échotier fera écho de ces temps forts, par l'image et surtout par l’éditorial qui reprend l’intégralité du discours prononcé au monument par le bourgmestre de la commune de Fauvillers, Nicolas Stilmant. Nous le remercions de nous avoir donné l’autorisation de l’éditer.
RK
Chères citoyennes, chers citoyens,
Chers habitants de Sainlez,
Chers amis porte-drapeaux et représentants des Anciens Combattants,
Chers élèves des écoles communales, qui êtes présents aujourd’hui pour reprendre avec nous la flamme du souvenir et de la mémoire,
Merci pour les attentions que vous avez témoignées à l’occasion de ce 75e anniversaire de la tragédie qui a frappé le village de Sainlez lors de la bataille des Ardennes. Merci pour les mots que vous avez choisis, pour les drapeaux que vous avez arborés, pour les dessins que vous avez déposés. Ce sont des traces de ce souvenir que vous maintenez vivant. Des traces éphémères, temporaires, mais toutes les traces sont fugitives. Le plus important est de les renouveler, c’est le sens des gestes que vous posez aujourd’hui.
Que reste-t-il des événements qui se sont déroulés il y a 75 ans ? De la bataille des Ardennes, il y a les documents compilés dans les livres d’Histoire, il y a les pièces conservées dans les musées et, notamment, au sein du Bastogne War Museum.
C’est notre Histoire. Nous connaissons ce récit de la première libération, en septembre 1944. Cette période de bonheur et de paix retrouvée qu’on espère définitive. On commence à vivre comme avant, à remettre les choses en ordre, le village, on va rechercher la cloche de l’église qui avait été réquisitionnée. On vit à nouveau, on croit le temps de l’insouciance revenu.
Puis, décembre 1944, ce dernier coup de folie d’Hitler qui veut reprendre Anvers en passant par les Ardennes. Les armées allemandes ne parviendront jamais à atteindre l’objectif de l’offensive Von Rundstedt, mais elles sèmeront à nouveau la mort et la désolation dans nos belles contrées. C’est l’incompréhension devant les réfugiés qui fuient les premières lignes de combat. Ce n’est pas possible, ils reviennent.
Du 22 au 26 décembre, les blindés du général Patton traversent notre commune pour reprendre Bastogne.
Des manœuvres tactiques, de la stratégie militaire, des combats, de l’histoire militaire, il reste des traces encore enfouies dans notre campagne. Dans l’immédiate après-guerre, il était courant de récupérer des ogives d’obus, de les transformer en vase, en cruche, en jouet même… Aujourd’hui, on retrouve encore, en fouillant les champs de bataille, des fusils, des armes, rouillés, presque plus reconnaissables. Le temps a passé, 75 ans nous séparent du dramatique Noël 1944, toute une vie, et pourtant c’était hier au regard de l’Histoire.
Que reste-t-il des nuits passées dans les caves, du froid – mordant –, de la faim, de la maladie, de la fatigue ? Que reste-t-il de la fuite devant les combats, de la peur, du désarroi, du désespoir, de l’effarement, et des larmes, celles qui ont coulé ou celles qui se sont taries ? Il reste ces mots d’Albert Boeur, instituteur du village, lors de la messe en l’honneur des victimes : « Le vacarme meurtrier augmente, les avions survolent le village, égrenant leur chapelet de mitrailles, semant la ruine, l’incendie, la misère. Les maisons brûlent, les gens sont terrassés par la peur. On oublie tout, on ne voit plus rien, on cherche à sauver sa vie, on prie, on pleure. »
Sainlez est un village martyr, comme il y en eut d’autres, mais il occupe un statut incomparable pour nous. Aujourd’hui encore, ce sont nos disparus que nous pleurons, ce ne sont pas des victimes anonymes, ce sont nos semblables, qui ont foulé ces rues, qui ont prié dans cette église, qui ont foulé les bancs de l’ancienne école où nous nous réunirons tout à l’heure. Pour reprendre les mots d’Albert Boeur, encore, lors de la messe en mémoire des disparus, ce sont le brave Joseph Reyter, Joseph Didier, le fervent chrétien, et ses sept chérubins, Félicie Koenig, l’épouse modèle, Gustave Grégoire, l’homme aux mille services, ou encore Clarisse Chevigné, la fille courageuse. Chaque disparu laissait derrière lui un vide, un souvenir impérissable.
Des morts, de nos chers disparus, les survivants ont gardé en leur âme, tout au long de leur vie, des lignes de faille. Des lignes discrètes, inconnues pour celui qui n’y prend pas garde, mais qui n’ont cessé, de temps en temps, de se rappeler à eux sous forme de tremblements de cœur, des tremblements de plus en plus légers au fil des années, mais jamais tout à fait guéris. C’est une trace intime, secrète, mais combien importante. C’est la preuve qu’une vie, même brève, même arrachée à la jeunesse, peut laisser une trace, peut rester comme une lumière, un guide dans les moments d’obscurité.
Dans le village, les traces des combats ont disparu. Sainlez était en ruines après la bataille, plus rien ne demeurait intact, à part le vieux fournil. Les maisons ont été reconstruites, petit à petit, en prenant le temps de recouvrir les souvenirs, de rebâtir les pièces de vie, d’y ranimer la flamme de l’existence, d’accueillir la lente théorie des jours, qui apporte peu à peu des bonheurs au quotidien, qui restaure l’espoir. Les champs ont été ressemés, les étables ont accueilli de nouveaux élevages, de nouveaux vêlages. Les arbres ont été replantés, les forêts entretenues. L’école a rouvert ses portes. Les générations ont grandi.
Pourtant, celui qui sait regarder verra une trace indélébile au cœur de Sainlez. Cette vie qui a repris, ces valeurs communes que les villageois ont continué à partager, la confiance en l’être humain qui s’est maintenue, malgré tout, sont les traces du courage des survivants, de ceux qui restent, leur force, leur incroyable capacité à rebondir, cette résilience qui leur a permis de reconstruire, comme un bourgeon frappé par le gel qui s’ouvre cependant, comme un arbre déraciné dont les branches repartent vers le ciel. Cette trace, elle est au cœur même de Sainlez.
Puis, il y a tout le travail de mémoire, qui est visible aussi à Sainlez. Les témoignages qui ont été recueillis, les photographies, les objets, les documents, qui ont été récoltés et qui sont soit conservés dans le musée de la Mémoire civile, soit mis en valeur sur les panneaux pédagogiques de la balade. Ce sont des traces précieuses, qui permettent de garder le souvenir de ces événements pour les jeunes générations. Cette mémoire doit perdurer. La présence de l’ensemble des générations et de nombreux enfants aujourd’hui est un signe que nous pouvons avoir confiance dans le fait que Sainlez n’oubliera jamais. C’est la voix des enfants de Sainlez, la voix que les élèves de nos écoles ont traduit dans leurs mots, dans leurs dessins, la voix que Pauline a portée au 18e anniversaire de notre future Reine, la princesse Elisabeth, c’est la voix que nous souhaitons partager au sein du réseau des communes reconnues « Territoire de Mémoire » que nous inaugurerons aujourd’hui après-midi.
Sainlez n’oubliera jamais la douleur, la dévastation, les disparus, les heures sombres que le village a traversées.
Sainlez n’oubliera jamais que des familles ont été dévastées, que d’un village entier, il ne restait plus que ruines.
Sainlez n’oubliera jamais que des ruines, une génération courageuse s’est levée, a reconstruit, a bâti, a redonné place à la vie, a permis à l’espoir de renaître des cendres.
Sainlez n’oubliera jamais qu’il est toujours possible de se relever.
Sainlez n’oubliera jamais combien il est précieux de voir ses enfants grandir en paix et en liberté, et combien il est indispensable de préserver ces deux bougies fragiles de nos démocraties.
A l’heure où des guerres ravagent plusieurs régions du monde depuis des années, où les frontières se referment, où la jeunesse a parfois peur pour son avenir, où la tentation des extrêmes gangrène nos sociétés, les enfants de Sainlez savent qu’il faut rester vigilant et que rien n’est jamais acquis.
Les enfants de Sainlez reconnaissent les traces de notre humanité commune dans le regard de ceux qui fuient la guerre, les désastres, n’importe où dans le monde.
Les enfants de Sainlez savent, comme l’a écrit un officier allemand sur le tableau noir de l’école de Champs, le 25 décembre 1944, que « La vie nous est donnée pour nous aimer et nous estimer les uns les autres ».
Ces valeurs sont les traces de l’histoire de notre village, ce sont les traces que nous ont laissées ce Noël tragique, parce que du drame doit ressortir l’espoir, malgré tout, parce que de la tragédie est ressortie la force de la vie.
Ces traces, elles peuvent être transformées en poésies ou en dessins, elles peuvent être conservées dans des musées. Peu importe le moyen. Chaque génération doit trouver sa manière de les préserver et de les transmettre. Ce qui compte, c’est qu’elles demeurent vivantes en chacune et chacun d’entre nous. C’est que nous en soyons les témoins, que nous les portions dans le monde, autour de nous.
Depuis 75 ans, nous nous souvenons. Nous sommes toujours là. Nous sommes toujours nombreux. Parce que nous croyons qu’il est essentiel de conserver le message de Sainlez.
Merci à vous toutes et tous, pour votre présence, et merci aux jeunes générations. Nous savons que nous pouvons compter sur vous pour entretenir la mémoire de Sainlez. Nous l’entretiendrons avec vous.
Discours du bourgmestre N. Stilmant à l'occasion du 75e anniversaire de Noël 44 à Sainlez
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