Extrait d’un article du journal « L’ECHO » du 17 février 2018.
Médecin, neuropsychiatre et psychanalyste, Philippe van Meerbeeck est l’un des meilleurs spécialistes des jeunes.
Ces jeunes qui, dit-il dans son nouveau livre ("Les jeunes dans l'apocalypse"), sont aujourd’hui "désemparés".
Et s’ils ne croient plus dans la politique, ils n’en ont pas moins toujours besoin de croire dans des valeurs, quitte à mettre leur vie en danger…
- Quand on évoque la situation des adolescents aujourd’hui, on y associe souvent des termes anxiogènes: angoisse, souffrance psychique, harcèlement… Sont-ils à ce point victimes de leur environnement et désemparés?
"Désemparés" qualifie mieux leur situation que "victimes". L’adolescence est un moment critique de la vie, comparable à la naissance et la mort. Pour un garçon ou une fille de 11, 12 ou 13 ans, il y a un avant et un après puberté; puberté qui va radicalement transformer leur vie. Ils vont devoir grandir dans leur tête et dans leur corps. Auparavant, entre 6 et 12 ans grosso modo, l’enfant est plutôt apaisé, il est dans le bonheur. Et puis brusquement, tout est remis en cause par cette puberté, il a des pulsions qui se réveillent en lui et peuvent générer de l’inconfort, de l’angoisse et souvent un réajustement des rapports aux parents…
- Mais qu’y a-t-il alors de spécifique à notre époque?
Ce qui est propre à notre époque, c’est que notre culture ne prend plus du tout cela en compte… Dans les cultures "classiques", il y avait toujours des étapes de croissance; on séparait encore les garçons des filles, il y avait davantage d’initiation, de rites… Il n’y a plus rien de tout cela. Et donc, on se rend bien compte qu’il se passe quelque chose chez l’enfant, mais on ne sait pas quoi faire avec eux, on ne sait plus quoi leur dire, quoi leur transmettre. Du coup, ils sont désemparés parce que les adultes le sont aussi. Les parents d’adolescents d’aujourd’hui sont souvent des "adulescents", autrement dit des adolescents un peu attardés. Ils ont eux-mêmes du mal à grandir et ne savent plus quelles valeurs transmettre.
Les parents sont gentils et compréhensifs, acceptent tout et ne mettent plus de limites au point qu’ils en deviennent souvent des contre-modèles. Du coup, cette rébellion juvénile n’existe plus vraiment. Or, elle permettait à l’adolescent de se battre pour quelque chose.
- Les adultes d’aujourd’hui manqueraient donc de maturité?
Maturité est un mot ambigu. À tout le moins, l’adulte manque de certitudes et de convictions. Il manque de points d’appui identitaires par rapport à ses parents ou grands-parents. La vie n’est plus la même qu’à leur époque, le couple n’est plus le même, la sexualité est différente, l’engagement amoureux a changé, les carrières ne sont plus les mêmes… bref, tout a beaucoup changé et très vite. En observant le million de personnes qui a suivi les obsèques de Johnny Hallyday à Paris, je ne pouvais m’empêcher de penser qu’on avait là une génération qui faisait son deuil d’un monde qui se termine.
- C’est plus dur d’être jeune aujourd’hui qu’il y a une ou deux générations?
Par le passé, il y avait une guerre des générations. Il y a eu, par exemple, cette génération rebelle incarnée par le rock’n’roll et Mai 68 qui symbolisait le combat entre adolescence et monde adulte. Aujourd’hui, il n’y a plus de combat, il n’y a plus d’affrontement transgénérationnel. Tout est acquis et donné d’entrée de jeu. Les parents sont gentils et compréhensifs, acceptent tout et ne mettent plus de limites au point qu’ils en deviennent souvent des contre-modèles. Du coup, cette rébellion juvénile n’existe plus vraiment. Or, elle permettait à l’adolescent de se battre pour quelque chose.
- Est-ce à dire que les jeunes ne croient plus en rien?
Certainement pas. L’envie de croire a toujours existé et existe toujours. Que ce soit dans un mythe, un héros ou autre chose. Dans ma génération, on ne voulait plus croire en rien parce qu’on estimait que les croyances avaient mené au pire. C’est là que la célèbre phrase de Malraux prend tout son sens: "Le XXIème siècle sera religieux ou ne sera pas", avait-il dit. On en est tous surpris, mais la réalité est là: le religieux occupe aujourd’hui une place tout à fait inimaginable. Et ce religieux fascine les adolescents. Pourquoi? Parce qu’il n’y a plus rien d’autre!
Donc, on a des adolescents qui ont toujours envie de croire, qui rencontrent des adultes qui ne croient plus en rien et ne sont plus des modèles que l’on peut critiquer ou auquel on peut s’opposer. Les jeunes se retrouvent, dès lors, face à eux-mêmes et très vite sur internet, parce qu’ils cherchent là aussi… Ils cherchent et ils trouvent des maîtres à penser, des recruteurs, des gens qui tiennent enfin des discours cohérents, très manichéens, qui vont avoir sur eux un pouvoir de séduction énorme parce que précisément, en face, les adultes ne proposent plus rien, mis à part une réussite sociale façon "people". Sauf qu’être riche, beau et célèbre n’est pas donné à tout le monde.
- En clair, il y a un boulevard pour l’extension du domaine religieux?
À coup sûr! Il y a un boulevard pour le religieux et le fanatisme. La plupart des gens qui recrutent des jeunes sont eux-mêmes des convertis, autrement dit des gens très convaincants parce qu’ils croient dur comme fer à ce qu’ils disent. Et les jeunes peuvent vite être fascinés et attirés par des gens qui croient encore dans des valeurs au point de mettre leur vie en danger.
Il faut d’ailleurs admettre que l’on s’est lourdement trompé à leur égard. On a mystifié la crise et le côté romantique révolutionnaire pour expliquer leur comportement mais, en réalité, on a laissé ces jeunes seuls, désenchantés, désemparés face à leur vide identitaire.
- Pourquoi les jeunes sont-ils séduits par la charia?
Parce qu’ils vont trouver dans ce discours dogmatique de l’islam une moralité venue du VIIIe siècle, où tout est écrit d’avance par Dieu sur ce qui est permis et défendu, dans un monde, précisément, où tout est permis et plus rien n’est défendu.
- C’est assez paradoxal… Auparavant les jeunes se battaient donc contre les raideurs de la société, aujourd’hui ils les recherchent…
C’est tout à fait juste. Dans l’après-guerre, nous avons hérité d’un monde très rigide fondé sur la nation, la patrie, la morale… dans lequel les adultes avaient encore des convictions. Cela fait maintenant plus de 70 ans que nous n’avons plus connu de guerre, et c’est tant mieux, mais on ne trouve plus, non plus, de raisons de s’engager. Or, l’adolescent doit croire en quelque chose, il doit croire que la vie vaut la peine d’être vécue, croire en lui et dans les autres, croire à des valeurs qui vont l’aider à grandir… Ce besoin n’est plus pris en compte. Il ne trouve plus de proposition enthousiasmante et donc il cherche par lui-même, surtout, d’ailleurs, par le biais des réseaux sociaux, un projet cohérent, un apaisement à ses angoisses et par la même occasion une vie qui aurait du sens.
- Les jeunes ont-ils encore confiance dans les adultes que nous sommes?
Les adultes qu’ils rencontrent ont du mal à être eux-mêmes, adultes obsédés qu’ils sont à rester jeunes. Les adultes d’aujourd’hui ont souvent peur d’assumer une position d’autorité, d’invoquer et de défendre des valeurs. En fait, le plus souvent, on ne sait pas quoi répondre à ces jeunes et on se rend compte qu’on n’a pas, en réalité, la compétence pour le faire. Il y a donc une nécessité à se former correctement. On aurait besoin de leur donner des réponses en organisant un vrai débat sur toutes les critiques de l’Orient par rapport à l’Occident, sur l’Islam, sur la vie après la mort, sur le bien et le mal… On doit pouvoir se tenir face à eux et répondre à leurs interrogations.
- Concrètement…?
Concrètement, il faut se former, lire, apprendre, connaître. C’est un effort énorme parce qu’on est déjà noyés d’informations, qu’on ne sait plus très bien quoi dire et quoi penser. On a un travail à faire pour prendre du recul, repenser le XXème siècle duquel on sort, la période coloniale, l’arrogance de l’homme blanc, l’obsession de la réussite sociale et économique, qu’est-ce que le chiisme, le wahabisme, l’histoire d’Israël… bref, potentiellement, toutes les questions que les jeunes peuvent se poser. À défaut, on est et on restera dépassés. Et ces jeunes trouveront alors sur internet des réponses orientées où domine un ressentiment vis-à-vis de l’Occident. C’est catastrophique évidemment!
L’école n’a plus la fonction qu’elle avait jadis de simple transfert de savoir. Elle doit devenir un lieu d’ouverture intellectuelle et les professeurs doivent eux-mêmes s’ouvrir intellectuellement.
- Quels genres d’adultes deviendront-ils?
Je crois qu’il y aura un mouvement double. Il y aura, d’un côté, les jeunes séduits par les valeurs de l’Occident qui, en caricaturant, vont rêver d’être trader et habiter une grande tour à Dubaï. Et de l’autre côté, on aura les jeunes qui seront plutôt séduits par l’engagement fanatique et religieux. Le marché versus le divin, en quelque sorte. Cela n’a rien de rassurant.
- Comment a évolué le rapport du jeune à la politique?
D’une manière générale, ils n’y croient plus du tout. Ils pensent le plus souvent que nous vivons dans un monde mensonger. Et c’est d’ailleurs ce que leur répète Daech: "Tout le monde te ment". En même temps, il y a effectivement de quoi douter. Pensez aux fameuses armes de destructions massives qui ont justifié l’engagement américain en Irak ou au scandale des moteurs truqués de VW… Évidemment, Daech ne détient en rien la vérité. Sa vérité est anti-occidentale, haineuse et fanatique.
- L’école et, plus généralement, l’enseignement jouent-ils pleinement leur rôle?
L’école n’a sans doute jamais été aussi importante. Mais il faut rapidement réfléchir et repenser à la manière dont on forme les enseignants. L’école n’a plus la fonction qu’elle avait jadis de simple transfert de savoir. Elle doit devenir un lieu d’ouverture intellectuelle et les professeurs doivent eux-mêmes s’ouvrir intellectuellement. Parallèlement, on doit mieux mesurer leur importance en les rémunérant mieux, en les formant mieux, pour que l’école soit véritablement un lieu où le débat est ouvert et où les professeurs sont armés pour répondre aux questions que des jeunes.
- Qu’est-ce qui se passe si on ne prend pas en compte ce vide identitaire? On aura de plus en plus de jeunes radicalisés?
C’est une certitude! Le phénomène est inarrêtable. Raqqa est peut-être détruite, mais le combat va se déplacer en Occident. Leur lutte sera désormais de semer l’apocalypse en Occident pour détruire cet Occident bourgeois, décadent, immoral, idolâtre. Pour moi, l’Occident contre l’Islam c’est un phénomène inarrêtable.
Extrait de « L’Echo » - 17 février 2018